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Messages privés et procédure de divorce : position de la CEDH

Le 17 septembre 2021

Cour européenne des droits de l'homme
Année de publication : 07/09/2021
Numéro de décision ou d'affaire : 27516/14

La requérante, M.P., est une ressortissante espagnole née en 1958 et résidant à Madrid. En juillet 2001, la requérante épousa un ressortissant portugais avec lequel elle eut deux enfants. Le couple partagea son temps entre le Portugal et l’Espagne pour des raisons professionnelles.

En juin 2011, la vie conjugale du couple s’étant détériorée, la requérante décida de s’installer de façon définitive en Espagne avec ses enfants. Le mois suivant, elle demanda au tribunal de première instance de Madrid d’adopter des mesures provisoires relativement à l’autorité parentale vis-à-vis des enfants dans la perspective de demander le divorce.

En août 2011, le mari déposa une requête auprès du tribunal des affaires familiales de Lisbonne, réclamant le retour des enfants et la fixation provisoire de leur résidence au Portugal. Dans le dossier, il produisit des messages électroniques échangés entre la requérante et des correspondants masculins sur un site de rencontres occasionnelles, qu’il avait découverts sur l’ordinateur familial en novembre 2010. Il y voyait une preuve que sa femme avait eu des relations extra-conjugales alors qu’ils étaient mariés. Puis, en octobre 2011, il engagea une procédure de divorce au Portugal.

En septembre 2013, le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne suspendit la procédure dans l’attente que la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) détermine la juridiction compétente à trancher le litige. En juin 2015, la CJUE conclut qu’il s’agissait de la juridiction saisie en premier lieu, à savoir la juridiction espagnole. À l’issue de la procédure de divorce introduite en Espagne, les époux divorcèrent et la garde des enfants fut confiée à la requérante, avec un droit de visite au mari.

Entretemps, en mars 2012, la requérante saisit le procureur près le tribunal de Lisbonne d’une plainte pénale contre son mari, pour violation du secret de la correspondance au sens de l’article 194 du code pénal (CP). Elle reprochait à son mari d’avoir accédé à la messagerie du compte qu’elle détenait sur un site de rencontres occasionnelles, d’avoir imprimé les messages qu’elle avait échangés avec des correspondants masculins et de les avoir versés au dossier de la procédure de partage de l’autorité parentale qu’il avait introduite devant le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne.

En octobre 2012, le parquet ordonna un classement sans suite. Puis, le mois suivant, la requérante demanda à intervenir en qualité d’assistante dans le cadre de la procédure pénale et sollicita l’ouverture d’une instruction (un contrôle judiciaire de l’enquête par le juge d’instruction). Elle ne formula toutefois pas de demande d’indemnisation. Le juge d’instruction prononça une ordonnance de non-lieu. La requérante fit appel devant la cour d’appel de Lisbonne qui estima qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants pour ordonner le renvoi du mari en jugement.

Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et au secret de la correspondance), la requérante se plaint du fait que les juges portugais n’aient pas sanctionné son mari pour avoir eu accès et produit les messages électroniques qu’elle avait échangés sur un site de rencontres dans la procédure qu’il avait engagée en vue de la répartition de l’autorité parentale et de la procédure de divorce.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 29 mars 2014.

L’affaire porte sur une ingérence faite dans la vie privée de la requérante, non par l’État, mais par une personne privée. Les griefs de la requérante portent donc sur les obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 8 de la Convention. La Cour note ce qui suit.

En ce qui concerne le cadre juridique portugais, la Cour note que le fait d’accéder au contenu de lettres ou de télécommunications sans le consentement des correspondants et le fait de divulguer le contenu ainsi obtenu sont sanctionnés pénalement. Elle constate que, faisant suite à la plainte pénale déposée par la requérante pour violation de sa correspondance, le parquet près le tribunal de Lisbonne a ouvert une enquête. Par ailleurs, la requérante a été autorisée à intervenir dans le cadre de la procédure pénale en qualité d’assistante, ce qui lui a permis de jouer un rôle actif dans cette procédure. Elle a ainsi eu, notamment, la possibilité de présenter ses moyens de preuve, puis de demander l’ouverture d’une instruction lorsque le parquet a décidé de classer l’affaire sans suite.

Par ailleurs, elle aurait pu introduire une demande d’indemnisation lorsqu’elle a sollicité l’ouverture de l’instruction, mais elle ne l’a pas fait et a donc renoncé à cette possibilité. Autrement dit, elle a exprimé le souhait de voir se poursuivre la procédure pénale ouverte pour violation de sa correspondance dans le seul but d’obtenir la reconnaissance de l’atteinte qu’elle estimait avoir été portée à ses droits. Par conséquent, le cadre juridique existant au Portugal offrait dans les cas tels que celui de la requérante une protection adéquate du droit au respect de la vie privée et au secret de la correspondance.

En ce qui concerne la question de savoir si les juridictions portugaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts qui étaient en jeu, à savoir, d’une part, le droit de la requérante au respect de sa vie privée et, d’autre part, le droit de son mari à bénéficier d’une possibilité raisonnable de présenter sa cause – y compris ses preuves – dans des conditions ne le plaçant pas dans une situation de net désavantage par rapport à la requérante dans le cadre de deux procédures civiles qui, par leur nature même, touchaient à la vie privée du couple et de la famille.

S’agissant de l’accès aux messages électroniques, la Cour note que la cour d’appel de Lisbonne a considéré que la requérante avait donné à son mari un accès total à la messagerie qu’elle entretenait sur le site de rencontre et que, à partir de ce moment, ces messages faisaient partie de la vie privée du couple. Pour la Cour, le raisonnement tenu par les autorités internes quant à l’accès mutuel à la correspondance des conjoints est sujet à caution, d’autant que tout porte à croire en l’espèce que le consentement finalement donné par la requérante à son mari est apparu dans un contexte conflictuel. Cela dit, la conclusion à laquelle les juridictions internes ont abouti quant à l’accès même auxdits messages n’apparaît pas arbitraire au point de justifier que la Cour substitue sa propre appréciation à la leur.

S’agissant du versement des messages électroniques dans le cadre des procédures de divorce et de répartition de la responsabilité parentale, la Cour partage l’avis de la cour d’appel Lisbonne quant à la pertinence des messages litigieux dans le cadre des procédures civiles en cause, qui allaient donner lieu à une appréciation de la situation personnelle des conjoints et de la famille. Elle rappelle, toutefois, que dans une telle situation, l’ingérence dans la vie privée qui découle de la production de pareils éléments doit se limiter, autant que faire se peut, au strict nécessaire. En l’espèce, la Cour estime que les effets de la divulgation des messages litigieux sur la vie privée de la requérante ont été limités : ces messages n’ont été divulgués que dans le cadre des procédures civiles, et l’accès du public aux dossiers de ce type de procédures est restreint. De plus, les messages n’ont pas été examinés concrètement, le tribunal aux affaires familiales de Lisbonne n’ayant finalement pas statué sur le fond des demandes formulées par le mari.

Par conséquent, la Cour ne voit pas de raison sérieuse qui justifierait en l’espèce qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes. D’une part, les autorités nationales ont mis en balance les intérêts en jeu en respectant les critères qu’elle a établis dans sa jurisprudence. D’autre part, dès lors que la requérante avait renoncé à toute prétention civile dans le cadre de la procédure pénale, seule restait à trancher la question de la responsabilité pénale du mari, question sur laquelle la Cour ne saurait statuer. L’État portugais s’est donc acquitté de l’obligation positive qui lui incombait de garantir les droits de la requérante au respect de sa vie privée et au secret de sa correspondance.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.